La capture audiovisuelle de nos expériences quotidiennes est une réalité qui porte le nom de Liflogging (journal ou carnet de vie). Le lifelogging consiste à collecter des données, quotidiennement, au sujet d’expériences via des capteurs portatifs sur le corps.
En d’autres termes, il s’agit de documenter tous les aspects de notre vie au moyen de dispositifs capables de tout mesurer et enregistrer. Ces données englobent des paramètres tels que notre localisation géographique, notre fréquence cardiaque, notre régime alimentaire, nos heures de sommeil et nos loisirs.
Cependant, dans un monde où le lifflogging est de plus en plus populaire, un nombre croissant d’utilisateurs, de sociologues et d’experts digitaux s’interrogent sur cette pratique. Sommes-nous face à un produit de la curiosité humaine bénéficiant de potentialités très intéressantes pour l’auto-connaissance ? Ou s’agit-il plutôt d’une tendance égocentrique qui consiste à une exposition permanente sur Internet et aboutit à une perte de vie privée ?
Autobiographie numérique
Pour comprendre ce qu’est le lifelogging, seules 49 minutes sont nécessaires. Cette tendance est abordée dans l’épisode The Entire History of You (Retour sur image) de la série britannique Black Mirror diffusée sur Netflix.
Dans cet épisode, une partie de la société a adopté une technologie digitale, une puce collée au derrière de l’oreille, permettant d’enregistrer tout ce qu’elle voit et entend. Tous ces données sont collectées. Via une petite télécommande, les personnes peuvent rembobiner chaque élément de leur mémoire. Elles peuvent revoir en outre leurs souvenirs autant fois qu’elles le souhaitent via leur vision ou sur écran.
De nos jours, cet épisode de la série Black Mirror semble être devenu réalité. Bien que le concept le plus avancé du lifelogging, tel que présenté dans la série, n’est pas encore possible pour des raisons techniques et légales, cette technologie est partiellement disponible sur le marché.
« Même si la possibilité d’enregistrer tous les évènements de la vie quotidienne est une chimère, il est aujourd’hui possible de créer un registre de la vie quotidienne. C’est précisément ce que font de nombreuses personnes sans s’en rendre compte », explique, dans le supplément technologie Retina du journal espagnol El País, Jorge Franganillo, scientifique de l’Université de Barcelone et auteur de l’ouvrage « Lifelogging : le phénomène des boites noires personnelles ».
Applications mobiles
Le concept de lifelogging est déjà présent dans de nombreuses applications d’e-santé (activité physique, régime, suivi médical et signes vitaux), de suivi et de localisation (traceurs de mobiles, applications de géolocalisation), d’outils pour l’externalisation de la mémoire humaine (clé USB et Cloud), de surveillance et d’espionnage. Sur le marché, des dispositifs spécifiques de lifelogging est disponibles. On trouve par exemple les applications SnapCam et YoCam, logiciels capables d’enregistrer tout ce que l’utilisateur voit pendant des heures et de partager instantanément ces données.
Cependant, le dispositif par excellence de lifelogging se trouve dans notre paume à tous. Il s’agit bien entendu du téléphone portable ou smartphone.
« Les utilisateurs, via leurs applications de messagerie instantanée et de courriers électroniques, leurs publications sur les réseaux sociaux, leurs albums numériques de photos, créent déjà une référence chronologique et géographique de leur quotidien. En effet, de nombreuses personnes emportent avec elles un registre continu et minutieux en temps réel des divers aspects de leur propre vie », explique le spécialiste.
Réseaux sociaux
Le meilleur exemple de ce lifelogging inconscient est sans aucun doute l’usage que nous faisons des réseaux sociaux. Selon Franganillo, les réseaux sociaux constituent une « autobiographie digitale » des utilisateurs. Les plateformes sociales les plus populaires, telles que Instagram, Facebook, Twitter, WhatsApp et TikTok, intègrent déjà l’ensemble des fonctionnalités du lifelogging.
« Si vous utilisez les réseaux sociaux, vous vous adonné déjà au lifelogging, même si ce n’est pas votre intention première », avertit Ted Chaing, écrivain de science-fiction et un des experts les plus reconnus sur le sujet.
« Les personnes sont parfaitement à l’aise lorsqu’elles transmettent leurs activités quotidiennes au travers de réseaux sociaux afin que quiconque puisse y avoir accès. En outre, il est possible que le souhait de privacité des personnes empêche que le lifelogging ne soit hors contrôle. Cependant, de nos jours, notre vie privée est moindre qu’il y a 20 ans. Et nous nous sommes peu opposés à cela et c’est peut-être le plus grand problème. »
Vie privée et capitalisme de surveillance
Les implications du lifelogging, bien souvent en relation avec des outils tels que l’intelligence artificielle ou la reconnaissance faciale, pourraient être une des plus grandes menaces pour la vie privée des utilisateurs.
« Pas seulement parce que des personnes n’ayant pas décidé de s’enregistrer le sont quand même, mais parce que nous ne nous sommes mêmes pas interrogés à ce sujet », explique la sociologue Marta Espuny Contreras. « Étant donné que l’exploitation des données qui dérivent du lifelogging possède un potentiel considérable, cette pratique est au centre de la controverse. Des initiatives qui promeuvent un usage socialement responsable de l’information que le lifelogging engendre, sont ainsi apparues. » En effet, ces données en ligne peuvent offrir un registre équivoque de l’utilisateur, surtout si elles sont exploitées hors de contexte. « Les dispositifs digitaux sont susceptibles d’être peu transparents », avertit-elles.
Selon Espuny, le capitalisme de surveillance est responsable de ces dérives.
« Les économies digitales nous ont poussé vers le capitalisme de surveillance. Celui-ci fait en sorte que nous sommes tous victimes d’une invasion de notre vie privée et de sa commercialisation. Notre vie privée est devenue un produit commercial.
Pour le sociologue Antonio Tenorio, responsabiliser la technologie des situations qui s’y produisent est naïf.
« Cette posture ignore le fait que les progrès technologiques sont le résultat des changements que les sociétés ont subis ou sont prêtes à approfondir.
Récompense et intimité
Selon Tenorio, le vrai problème ne réside pas dans les appareils qui nous enregistrent constamment, mais bien dans la manière dont ils récompensent socialement et valorisent quiconque déverse sa vie privée et son intimité dans le bûcher du sacrifice de soi.
« La banalité avec laquelle l’intimité et la vie privée sont offertes est ce que nous devons observer et analyser. Je crois que nous sommes à l’aube de l’ère numérique ou hyperdigital et dans cette mesure nous nous trouvons dans une phase de transition qui, comme toutes les autres, s’autorégulera par rapport à la place que la vie privée et l’intimité devraient occuper », prédit Tenorio .
En attendant, le lifelogging est là et – poussés par l’âge d’or des médias sociaux, le marché de la téléphonie mobile, la fragilité de la mémoire humaine et le faible coût du stockage numérique – certains continueront à jouer aux archivistes et cartographes de leur propre vie.
« Après tout, le lifelogging fournit cette auto-analyse enrichie, la capacité de revivre sa vie avec des détails proustiens et la liberté de moins mémoriser et de penser de manière plus créative », conclut Franganillo. Mais comme tout ce qui brille n’est pas or, le débat sur la vie privée sera toujours d’actualité.