Pour quiconque ayant respiré l’air du pays avec du fumier en aérosol ou constaté comment l’expansion mondiale des pâturages pour les cultures fourragères entraîne la déforestation, il peut sembler évident que le capitalisme est incapable de gérer durablement la vie animale. Qui plus est, l’industrie de la viande a également du mal à gérer la vie humaine, écrivent Troy Vettese, historien de l’environnement et chercheur de l’Université d’Harvard et Alex Blanchette, anthropologue de l’Université Tufts, dans une chronique pour le journal britannique The Guardian.
Au-delà des limites de la biologie humaine et animale
Pendant leur journée de travail, les travailleurs des usines de viande découpent des milliers de morceaux de viande. Un tel rythme entraîne fréquemment des blessures à cause des mouvements répétitifs. Les chaînes de transformation se déplacent si rapidement que certains employés doivent porter des couches car les pauses ne sont pas assez nombreuses pour aller aux toilettes. Par ailleurs, le personnel n’a bien souvent pas assez de temps pour se couvrir la bouche lorsqu’il tousse, un problème qui s’avère potentiellement mortel durant une pandémie.
« Même avant la pandémie, l’industrie de la viande repoussait déjà les limites de la biologie animale et humaine », expliquent les auteurs de la chronique du The Guardian.
Pendant un bref moment, on a cru que le coronavirus avait sonné la fin de l’industrie de la viande. Les ventes de viande ont chuté de 3% en 2020, la plus forte baisse jamais enregistrée depuis des décennies. Au Canada, l’usine de transformation Cargill de High River a été associée à 1.560 cas de Covid-19. Aux Etats-Unis, pays qui abrite les plus grands abattoirs du monde, des cas de coronavirus ont été signalés dans 493 usines. 41.935 travailleurs américains du secteur de l’industrie de la viande ont été contaminés par le coronavirus et 200 en sont décédés.
Jusqu’à ce que le gouvernement américain déclare la production de viande « essentielle » fin avril, le ralentissement et même la fermeture des abattoirs semblaient inévitables. Depuis lors, cependant, de nombreuses usines ont retrouvé leur capacité et certaines ont même essayé d’augmenter les vitesses de traitement.
« Même une pandémie n’a pas étouffé l’impératif de pousser plus durement les travailleurs au travail », explique dans leur article Vettese et Blanchette.
La situation est identique en Europe. En Allemagne, on a repéré un énorme foyer de cas de coronavirus à la fin du mois de juin au sein de l’abattoir européen le plus important.
En France, plusieurs abattoirs sont également concernés par la détection de foyers de contamination.
« Seules les maisons de retraite et les prisons ont rivalisé avec les abattoirs sur le plan de la contagion endémique. Avec leurs conditions exiguës, leur développement technique minimal et leur main-d’œuvre hautement exploitée, ces types de lieux de travail ostracisés semblent être le dessous chaotique de la modernité capitaliste. Pourtant, cette impression – du moins pour l’industrie de la viande – est fausse. Elle a été durement touchée par la pandémie précisément parce qu’elle est devenue trop efficace », expliquent les deux spécialistes.
L’industrie de la viande et la gestion taylorienne de la main-d’œuvre
L’industrie de la viande semble arriérée par rapport aux autres secteurs car elle repose relativement fortement sur la gestion taylorienne de la main-d’œuvre plutôt que sur la mécanisation.
« Cette industrie était tayloriste avant la lettre. En 1881, l’ingénieur américain Frederick Taylor a commencé ses études du temps dans le but de fragmenter et de simplifier le processus de travail pour éliminer les mouvements inutiles. Sa science capitaliste du corps a entraîné la division du travail au point de répéter un mouvement unique. Mais un demi-siècle avant la chaîne de montage automobile, certains emballeurs de viande américains avaient structuré leurs usines selon des « lignes de démontage ». À l’exception d’une période d’après-guerre de pouvoir syndical qui a ralenti ce processus, la vitesse, l’échelle, la complexité et la monotonie de l’abattage industriel ont considérablement progressé depuis les années 1860. Animaux et ouvriers sont enfermés dans une danse macabre, un ensemble dégénérant physiquement pour produire un profit toujours plus marginal. »
Un secteur hermétique à l’automatisation totale
De nos jours, même l’abattoir le plus automatisé du monde, au Danemark, emploie 1.330 personnes. Les yeux, les réflexes et la dextérité humains sont nécessaires pour discerner de légères variations dans chaque carcasse. Les machines ont du mal à reproduire ces compétences subtiles.
Pour sortir de cette situation, tout le parcours de vie des animaux de ferme est manipulé pour dévaloriser davantage les travailleurs. Les régimes d’élevage complexes, les manipulations génétiques et hormonales, le confinement à température contrôlée et les médicaments rendent les corps du bétail plus uniformément standardisés afin de limiter le besoin de compétences au couteau et d’ajustements par les travailleurs à la volée. Les espèces ont été refaites pour gagner quelques secondes de temps consacré.
« Pour le capital, il n’y a pas de différence entre machine, animal et humain – tout doit être simplifié et refait pour augmenter la productivité. L’homogénéisation, à son tour, est un facteur contribuant à ce que les fermes industrielles agissent comme incubateurs pour les agents pathogènes, y compris pour les zoonoses qui passent du bétail à l’humanité. Il n’est pas surprenant que les abattoirs et les travailleurs agricoles soient en première ligne des flambées zoonotiques », dénoncent Troy Vettese et Alex Blanchette.
Surabondance
Bien que l’industrie de la viande ait drastiquement réduit le temps dont a besoin une personne pour réaliser chaque tâche, sa vulnérabilité au coronavirus se doit à sa grande quantité d’opérations et à son importante densité de travailleurs, concentrés dans les abattoirs, pour effectuer celles-ci.
Les deux auteurs expliquent que cette expansion découle de la nécessité de trouver des marchés pour absorber la surabondance de carcasses. Dans les années 1970, de grosses tranches de muscle ont été envoyées aux bouchers urbains pour être transformées en morceaux de détail, mais cela se fait maintenant en interne alors que les grandes entreprises éliminent leurs rivaux plus petits.
Par ailleurs, de nouveaux produits sont recherchés dans le corps de l’animal tels que la transformation des graisses en biodiesel. Des dizaines de codes de produits et de tâches de main-d’œuvre spécialisée ont été attribués aux porcs depuis les années 1990, alors que des usines uniques trouvaient de nouvelles façons de séparer les carcasses pour satisfaire les marchés d’exportation de grande valeur comme le Japon.
Pour s’adapter à cette division croissante du travail, l’abattoir s’est encore agrandi. Seulement 50 énormes abattoirs représentent 98% des vaches tuées aux États-Unis.
« La densité, la vitesse et l’échelle de la main-d’œuvre travaillent ensemble pour rendre les abattoirs vulnérables pendant la pandémie. »
« Le sort de la classe ouvrière et des animaux est lié »
Les seules personnes de l’industrie de la viande qui ont fait preuve de leadership pendant la crise du Covid-19 sont les travailleurs eux-mêmes. Au plus fort de l’épidémie, les employés de l’emballage immigrés et réfugiés de l’Iowa ont appelé les consommateurs à boycotter le fruit de leur travail si la vitesse et la densité des lignes n’étaient pas réduites.
Il s’agit de revendications de longue date ayant acquis un caractère d’urgence dans une pandémie. Toutefois, sans les contrats syndicaux nationaux perdus il y a des décennies, et étant donné le racisme profondément enraciné des États-Unis contemporains, l’appel des travailleurs pour défendre leur vie au lieu de la viande bon marché a peu de chances de réussir, constate The Guardian.
« Mais cet épisode montre clairement que le sort de la classe ouvrière et des animaux domestiques est lié. Même quelque chose d’aussi modeste qu’une réduction de la vitesse de la ligne pourrait affecter le corps et les conditions de vie des animaux dans tout un pays », déclarent l’anthropologue et l’historien de l’environnement.
Upton Sinclair
En 1906, l’auteur et politicien socialiste Upton Sinclair a publié un roman intitulé « La Jungle ». Celui-ci décrit les conditions déplorables de vie et de travail de millions d’immigrés allemands, lituaniens et polonais dans les abattoirs de Chicago. L’ouvrage dépeint leurs luttes, leurs combats et leurs déchéances.
À l’époque, ce roman a suscité des craintes au sujet de la sécurité alimentaire plutôt qu’au sujet du mouvement socialiste abolitionniste.
« Sinclair a fait valoir que dans une société socialiste, aucun travailleur ne serait disposé à pratiquer un métier aussi « avilissant et répugnant ». Une industrie de la viande socialiste ferait faillite parce que la hausse des salaires et le ralentissement de la production feraient grimper les prix et étoufferaient la demande. Et cela, pensa Sinclair, serait une bonne chose », expliquent les chroniqueurs.
Dans The Jungle, un des personnages explique que la viande n’est pas nécessaire comme aliment, qu’elle est évidemment plus difficile à produire que les légumes, moins agréable à préparer et à manipuler, et qu’elle est plus susceptible d’être impure. Sinclair a également averti que les conditions exigeantes pour la classe ouvrière créeraient des centres de contagion, empoisonnant notre vie et rendant le bonheur impossible même pour les plus égoïstes.
L’industrie de la viande est fragile et brutale
Le coronavirus a clairement montré que l’industrie de la viande est fragile et brutale.
« Mais ses problèmes sont antérieurs et survivront à la pandémie à moins qu’il n’y ait un changement fondamental. Les salaires élevés ne compensent pas les dommages spirituels du travail en usine. Sinclair a condamné une société où la majorité des êtres humains ne sont plus des êtres humains, mais simplement des machines à créer de la richesse pour les autres. Même si cela était techniquement faisable, un abattoir entièrement automatisé n’empêcherait pas de nouvelles pandémies de déborder d’animaux confinés », indiquent encore Alex Blanchette et son collègue.
« La viande produite en masse est une aberration historique qui a émergé au sein du capitalisme et doit finir avec lui – car le renversement de la volonté de trouver un nouveau profit dans toutes les facettes de la vie humaine et animale signifie qu’une partie de la nature doit être laissée sans travail. Plutôt que d’être des rivaux, les socialistes, les syndicalistes, les militants de la libération animale, les responsables de la santé publique et les écologistes devraient reconnaître leur objectif commun d’abolir la production de viande de masse. Une fois que cet objectif est clair, reste à se demander pourquoi il est si difficile d’abandonner la viande bon marché ? »