« Si Facebook était un pays, ce serait un État voyou comme la Corée du Nord »

« Si Facebook était un pays, ce serait un État voyou comme la Corée du Nord »

09/07/2020 Non Par Arnaud Lefebvre

Récemment, plusieurs grandes marques telles que les mastodontes Unilever, Coca-Coca, levi’s ou encore Starbucks ont décidé de suspendre les budgets alloués à la publicité sur Facebook afin d’obliger la plate-forme à lutter contre les contenus racistes et haineux. Ce boycott publicitaire, baptisé #StopHateForProfit et suivi par près de 1.000 entreprises, contre le réseau social s’est amplifié ces derniers jours.

Cette campagne contre Facebook a été inaugurée il y a quelques semaines par plusieurs organisations de défense des droits civiques des Afro-descendants et contre l’antisémitisme, dans le cadre des manifestations contre le racisme et la violence policière aux États-Unis, suite au meurtre de George Floyd lors de son interpellation par un policier.

Contexte

La campagne #StopHateForProfit se concentre sur les discours de haine. Elle réunit six organisations américaines de défense des droits civiques aux États-Unis. Celles-ci souhaitent faire pression sur les annonceurs pour qu’ils « suspendent » leurs annonces publicitaires durant juillet afin d’obliger le réseau social à réguler ses contenus et à éliminer les discours de haine et les fake news. Ce boycott a été précipité par la décision de Facebook de ne pas supprimer un message de Donald Trump au sujet des manifestations en soutien à George Floyd. Le message de Trump était le suivant : « Les pillages seront immédiatement accueillis par les balles ».

Cette passivité du réseau social a fait l’objet de vives critiques et ce même au sein de l’entreprise.  C’est ainsi que fin juin, Timothy Aveni, un ingénieur de Facebook de 22 ans, avait annoncé sa démission.

Dernièrement, les organisations derrière ce boycott se sont dites déçues de leur entretien avec Mark Zuckerberg, le CEO de Facebook et Sheryl Sandberg, la directrice des opérations. Aucune solution n’a été trouvée suite à cette réunion, indique The Guardian.  Les groupes de défense des droits civiques affirment que l’entreprise ne s’est engagée dans aucun plan concret de lutte contre les discours de haine et la désinformation.

Facebook ne rend des comptes à personne

Dans The Guardian, Carole Cadwalladr, journaliste de The Observer, se demande qui peut demander des comptes au réseau social si la puissance combinée de marques comme Unilever et Coca-Cola ne fait pas peur à Mark Zuckerberg.

« Il n’y a aucun pouvoir sur cette terre qui soit capable de demander des comptes à Facebook. Aucune législature, aucun organisme d’application de la loi, aucun régulateur. Le Congrès a échoué. L’UE a échoué. Lorsque la Federal Trade Commission lui a infligé une amende record de 5 milliards de dollars pour son rôle dans le scandale de Cambridge Analytica, son cours en bourse a en fait augmenté », explique Cadwalladr.

Selon la journaliste, il s’agit d’un moment intéressant de notre époque car si le boycott de Facebook par certaines des plus grandes marques mondiales réussit, ce sera parce qu’il a ciblé la seule chose qui importe le réseau social : ses résultats. Par contre, si cette campagne échoue, elle servira de point de repère.

« Facebook n’est pas un miroir de notre société, c’est une arme à feu »

La journaliste rappelle certains des nombreux griefs formulés à l’encontre de Facebook.

« Il s’agit d’une entreprise qui a facilité l’ingérence d’une puissance étrangère lors des élections américaines, qui a retransmis en direct un massacre, l’a diffusé à des millions de personnes dans le monde et a même contribué à inciter un génocide. »

En effet, un rapport des Nations Unies indique que l’utilisation de Facebook a joué un « rôle déterminant » dans l’incitation à la haine et à la violence contre les Rohingyas du Myanmar, qui a fait des dizaines de milliers de morts et a provoqué l’exode de centaines de milliers de personnes pour sauver leur vie.

« Facebook n’est pas un miroir. C’est une arme à feu. Sans licence, hors de contrôle, entre les mains de 2,6 milliards de personnes à travers la planète », avance Cadwalladr.

« Je pense souvent à ce rapport. Quand je regarde des documentaires montrant des employés de Facebook jouant au ping-pong dans leur espace sécurisé de Menlo Park. J’y ai pensé lorsque j’ai fait une escapade dans la ville de banlieue de la Silicon Valley plus tôt cette année et que je me suis promené dans la rue « normale » où Mark Zuckerberg mène sa vie tout à fait normale en tant que seul décideur dans une entreprise que notre monde n’avait jamais vue auparavant. Lorsque j’ai appris que Maria Ressa, la journaliste philippine qui avait tant fait pour avertir des torts de Facebook, avait été condamnée à la prison. Quand j’ai lu la défense orwellienne que notre ancien vice-premier ministre Nick Clegg a écrite la semaine dernière prétendant que « des plateformes comme Facebook sont un miroir de la société ». »

« Facebook n’est pas soumis aux lois ou au contrôle. Le réseau est entre les mains et au sein du domicile de 2,6 milliards de personnes, infiltré par des agents secrets agissant pour les États-nations, c’est un laboratoire pour les groupes qui louent les effets de nettoyage de l’Holocauste et croient que la 5G fera frire nos ondes cérébrales durant notre sommeil. »

« On dit parfois que si Facebook était un pays, il serait plus grand que la Chine. Mais c’est une mauvaise analogie. Si Facebook était un pays, ce serait un État voyou. Ce serait la Corée du Nord. Et ce ne serait pas une arme à feu. Ce serait une arme nucléaire. »

« Facebook n’est pas tant une entreprise qu’une autocratie, une dictature, un empire mondial contrôlé par un seul homme qui, alors même que les preuves de préjudice sont devenues indéniables, incontestables et écrasantes, a simplement choisi d’ignorer ses détracteurs à travers le monde », précise Cadwalladr.

« Au lieu de cela, le réseau a continué à diffuser une propagande implacable et de plus en plus absurde alors même qu’il contrôle les principaux canaux de distribution des informations. Et tout comme les citoyens de la Corée du Nord sont incapables d’opérer en dehors de l’État, il semble presque impossible d’être vivant de nos jours et de vivre une vie intacte en-dehors de Facebook, WhatsApp et Instagram. »

Facebook, une menace pour la démocratie dans le monde

Selon la journaliste, il s’agit bien plus que d’un problème de haine sur Facebook. Et cela va bien au-delà des États-Unis.

« Les préjudices de Facebook sont mondiaux. Sa menace pour la démocratie est existentielle. »

« Est-ce une coïncidence si les trois pays qui ont le plus souffert du coronavirus sont ceux avec des dirigeants populistes (La journaliste fait allusion à Trump, Bolsonaro, Johnson, NDLR) dont les campagnes ont exploité la capacité de Facebook à propager des mensonges à grande échelle ? », s’interroge Cadwalladr.

Cette dernière met également en garde contre le fait Facebook est criblé d’anti-vaccins et se demande si à cause de la diffusion de ce type de discours sur le réseau, le public acceptera en masse de se faire vacciner lorsqu’un virus sera sur le marché.

Facebook plus puissant que le capitalisme ?

« Zuckerberg n’est pas Kim Jong-un. Il est beaucoup, beaucoup plus puissant », ajoute Cadwalladr.

« Je suppose que tous ces annonceurs seront de retour sur la plateforme assez tôt », aurait déclaré Zuckerberg à ses employés la semaine dernière. Et bien que 500 entreprises aient maintenant rejoint le boycott, le Wall Street Journal rapporte que cela ne représente qu’une baisse de 5% des bénéfices.

Cette réalité fait dire à la journaliste qu’il se peut que Facebook ne soit pas seulement plus grand que la Chine, mais qu’il soit également plus grand que le capitalisme.

« En fin de compte, tout dépend de nous et de nos portefeuilles et de ce que nous disons à ces marques. Parce que le monde doit se rendre compte que personne ni rien ne vient à la rescousse. Trump et Zuckerberg ont formé une alliance stratégique tacite, presque certainement non déclarée. Seuls les États-Unis ont le pouvoir de couper les ailes de Facebook. Et seul Facebook a le pouvoir d’empêcher Trump de répandre des mensonges. Parfois, vous ne réalisez les moments charnières de l’histoire que trop tard. Et parfois vous y parvenez. Il n’est (presque) pas encore trop tard », conclut Cadwalladr.