Dans le quotidien britannique The Guardian, Thomas Piketty, célèbre économiste français, auteur de des ouvrages “Le capital au 21ème siècle” et récemment “Capital et idéologie”, s’interroge sur la possibilité que la pandémie de coronavirus offre au monde pour construire des sociétés plus justes et plus égalitaires.
D’emblée, l’économiste explique que tous les groupes sociaux ne sont pas affectés de la même manière par le coronavirus. Selon lui, ce qui manque aux modèles de prévision estimant le nombre de décès consécutifs à la pandémie, c’est l’inégalité.
Niveaux élevés d’inégalité
« Ce qui est choquant dans cette pandémie, ce sont les niveaux élevés d’inégalité qu’elle révèle. Nous sommes également confrontés à la violence de cette inégalité. En effet, le confinement dans un grand appartement n’est pas le même que si vous êtes sans-abri », explique-t-il.
Pour illustrer ses propos, Piketty prend l’exemple de la pandémie de grippe de 1918. De 1918 à 1919, la « grippe espagnole » a provoqué la mort de 0,5% à 1% de la population américaine et européenne. Par contre, 6% des habitants d’Inde ont péri des suites de cette maladie.
L’économiste reste cependant positif. Les niveaux d’inégalité d’aujourd’hui sont beaucoup plus bas qu’ils ne l’étaient il y a un siècle.
« L’histoire que je raconte est une histoire d’apprentissage, de progrès à long terme. Ces progrès sont dus à des mouvements politiques et intellectuels qui ont pu mettre en place des systèmes de sécurité sociale et de fiscalité progressive et qui ont pu transformer notre système de propriété. La propriété était sacro-sainte au 19ème siècle, mais elle a été progressivement dé-sanctifiée. Aujourd’hui, nous avons un bien meilleur équilibre entre les droits des propriétaires, des travailleurs, des consommateurs et des autorités locales. Cela représente une transformation complète de notre notion de propriété, et cela a été combiné avec un accès accru à la santé et à l’éducation », précise-t-il dans The Guardian.
Néanmoins, force est de constater qu’aujourd’hui, les inégalités sont beaucoup plus criantes qu’elles ne l’étaient dans les années 80.
Relancer l’Etat social
Face à ce constat, Thomas Piketty estime que la réponse adéquate pour sortir de cette crise serait de relancer l’Etat social dans le nord du monde et accélérer son développement dans le sud. Ce nouvel État social exigerait un système fiscal équitable et créerait un registre financier international qui lui permettrait de faire participer les entreprises les plus grandes et les plus riches à ce système.
« Le régime actuel de libre circulation des capitaux, mis en place dans les années 80 et 90 sous l’influence des pays les plus riches – notamment européens – encourage l’évasion des millionnaires et des multinationales. Elle empêche les pays pauvres de développer un système fiscal équitable, ce qui à son tour sape leur capacité à construire un État social. »
Dans son livre « Capital et idéologie », l’auteur postule que des chocs tels que les guerres et les pandémies peuvent entraîner de telles corrections.
Dans cet ouvrage, Piketty avance que les deux guerres mondiales sont en grande partie dues à l’extrême inégalité présente au sein des sociétés européennes d’avant la Première Guerre mondiale, sur le plan national et international et ce, en raison de leur accumulation de biens coloniaux. Selon lui, cette inégalité ne pouvait pas durer, ce qui a provoqué l’éclatement de ces sociétés.
« Mais elles l’ont fait de différentes manières – la Première guerre mondiale, les révolutions russes, la pandémie de 1918. La pandémie s’est abattue sur les secteurs les plus pauvres de la société, avec leur accès limité aux soins de santé, et elle a été exacerbée par la guerre. Le résultat de ces chocs cumulatifs a été une compression des inégalités au cours du prochain demi-siècle. »
À nouveau, l’économiste illustre son propos avec un exemple du passé. Pour montrer comment une pandémie peut provoquer une correction, il se réfère à la peste noire du 14ème siècle.
Peste noire
Il existe une théorie courante selon laquelle, la disparition du servage serait plus ou moins une conséquence de la peste noire. Selon cette idée, étant donné que jusqu’à 50% de la population avait été anéantie dans certaines régions, la main d’œuvre devenait rare et par conséquent, les travailleurs pouvaient prétendre à la garantie de meilleurs droits et statuts.
« Mais c’est plus compliqué que cela. A certains endroits, la peste noire a en fait renforcé le servage. Etant donné qu’il y avait moins de main-d’œuvre, celle-ci devenait plus précieuse pour les propriétaires fonciers qui étaient donc davantage motivés à la contraindre », précise Thomas Piketty.
« Le point essentiel, qui est également pertinent aujourd’hui, est que des chocs puissants comme des pandémies, des guerres ou des crashs financiers ont un impact sur la société, mais la nature de cet impact dépend des théories que les personnes ont sur l’histoire, sur la société, sur l’équilibre des pouvoirs. En un mot, cela dépend de l’idéologie et celle-ci varie d’un endroit à l’autre. Il faut toujours une mobilisation sociale et politique majeure pour faire évoluer les sociétés vers l’égalité. »
Une voie vers le socialisme participatif ?
Selon Thomas Piketty, il est encore trop tôt pour affirmer que cette pandémie pourrait nous orienter vers un socialisme participatif.
« Il est trop tôt pour le dire, précisément parce que les pandémies peuvent avoir des effets très contradictoires sur la mobilisation et la réflexion politiques. À tout le moins, je pense, cela renforcera la légitimité de l’investissement public dans les soins de santé. Mais cela pourrait également avoir un impact complètement différent. Historiquement, par exemple, les pandémies ont déclenché la xénophobie et les nations se sont repliées sur elles-mêmes. En France, la politicienne d’extrême droite Marine Le Pen dit qu’il ne faut pas revenir trop vite à la libre circulation dans l’Union européenne. Si le bilan final des décès est très élevé en Europe, par rapport à d’autres régions, il y a un risque que le récit anti-européen de Trump et Le Pen gagne du terrain. »
Dette publique
Par ailleurs, il est probable que les gouvernements devront agir pour freiner la montée en flèche de la dette publique suite à cette pandémie, avertit Piketty.
« Lorsque vous atteignez un niveau très élevé de dette publique, comme le font nos pays européens et les États-Unis, vous devez trouver des solutions peu orthodoxes car le remboursement est tout simplement trop rédhibitoire et lent. L’histoire nous en offre de nombreux exemples. Au 19ème siècle, lorsque la Grande-Bretagne a dû rembourser ses dettes de la période napoléonienne, elle a essentiellement taxé les classes inférieures et moyennes pour rembourser les obligataires des classes supérieures. Cela a fonctionné parce qu’au moins au début du 19ème siècle, seuls les riches pouvaient voter. »
Thomas Piketty estime que cela ne fonctionnerait plus aujourd’hui.
« Après la Seconde guerre mondiale, en revanche, l’Allemagne et le Japon ont trouvé une solution différente et, à mon avis, meilleure. Ils taxaient temporairement les riches. Cela a très bien fonctionné, leur permettant de commencer la reconstruction à partir du milieu des années 50 sans aucune dette publique. La nécessité vous rend inventif. Il se pourrait que pour sauver la zone euro, par exemple, la Banque centrale européenne doive assumer la responsabilité d’une plus grande part de la dette des États membres. Nous verrons. »
Démondialisation post-coronavirus
Thomas Piketty pense toutefois qu’il y aura une démondialisation post-crise dans certains domaines stratégiques tels que le secteur des fournitures médicales.
« Simplement parce que nous devons être mieux préparés à la prochaine pandémie. Il y a encore du travail à faire pour que cela se produise dans tous les domaines. Pour le moment, notre choix idéologique est d’avoir des droits de douane de 0% sur le commerce international, car la crainte est que si nous commençons à augmenter les tarifs, cela ne s’arrêtera pas. Cela ressemble à un débat du 19ème siècle sur la redistribution des biens. Les gens préféraient défendre une inégalité même extrême sur le plan de la propriété – même la propriété d’esclaves – plutôt que d’accepter une certaine redistribution, car ils craignaient qu’une fois déclenchée, cela se traduise par l’expropriation de tous les biens. C’est l’argument de la pente glissante – l’argument classique des conservateurs à travers l’histoire. Aujourd’hui, je pense que nous devons sortir de cette mentalité de tarif zéro, ne serait-ce que pour payer les menaces mondiales telles que le changement climatique et les pandémies, mais cela signifie inventer un nouveau récit sur la fin des tarifs. Et encore une fois, comme l’histoire nous le montre, il n’y a jamais une seule solution. »