Alors que le monde entier tente de lutter contre la pandémie de coronavirus à l’aide du confinement et de la distanciation sociale, la notion de dépistage d’anticorps via les données de tests sérologiques, afin de déterminer qui est apte à évoluer au sein de la société sans risques, gagne du terrain, rapporte le magazine Quartz.
Les autorités d’Allemagne, de France, d’Italie et du Royaume-Uni ainsi que certains experts américains du secteur de la santé ont déjà lancé l’idée de déployer des « passeports d’immunité », documents certifiants que la personne a contracté le virus, qu’elle a guéri et qu’elle possède désormais les anticorps nécessaires à son immunité.
Plusieurs scientifiques émettent des doutes au sujet de ce concept. Toutefois, Bizagi, une société technologique britannique, a déjà lancé une application nommée “CoronaPass”. Celle-ci utilisera une base de données chiffrées pour stocker des informations sur le statut immunitaire des utilisateurs, statut basé sur un test d’anticorps dont les résultats sont fournis par un hôpital ou autre centre médical.
Concept
Selon Gustavo Gómez, le PDG de Bizagi, plusieurs entreprises et gouvernements locaux auraient déjà marqué leur intérêt pour cette application. Cette dernière se présente sous la forme d’un code QR que l’on doit scanner afin de certifier que le statut d’immunité d’une personne a été vérifié. Cette vérification lui permettrait ainsi de retourner au travail, de monter dans un avion ou encore d’assouplir les mesures de distanciation sociale. Pour l’heure, Gómez a refusé de fournir de plus amples informations quand à l’organisme qui utiliserait pour la première fois l’application.
Le concept de passeport d’immunité est une idée convaincante sur le plan théorique. En effet, l’économie des pays continuera à souffrir tant qu’il n’y aura pas de généralisation de l’immunité au coronavirus. Par ailleurs, tenir les personnes éloignées de leur travail ou de leur famille est difficile s’il s’avère qu’elles sont immunisées.
Plusieurs inconnues
Cependant, des doutes subsistent en ce qui concerne la compréhension qu’ont les scientifiques de l’immunité au SRAS-CoV-2. D’autre part, il n’est pas encore clair que les tests d’anticorps existants soient en mesure de confirmer de manière fiable le statut immunitaire d’une personne. Ainsi, le passeport immunitaire CoronaPass peut se révéler inutile et même contre-productif jusqu’à ce que nous en sachions davantage au sujet de la réaction immunitaire de notre corps face au coronavirus. Il faut en outre en savoir plus sur la manière de mesurer cette réaction immunitaire.
Les tests sérologiques détectent les anticorps produits lors d’une infection. Ceux-ci apparaissent généralement sept jours après les premiers symptômes d’une infection au covid-19. Pour certains agents pathogènes, l’immunité conférée par ces anticorps peut être permanente, tandis que pour d’autres, elle pourrait être inexistante. Selon des recherches antérieures sur les coronavirus, la durée des anticorps est d’un an ou plus. Toutefois, leur pouvoir de neutralisation du virus se dégrade avec le temps. Pour le SRAS-CoV-2, tant la durée que le pouvoir neutralisant des anticorps sont encore inconnus.
En Chine, on a constaté un large éventail de réponses en anticorps parmi 175 personnes infectées. 30% de ces personnes présentaient une quantité minimale ou nulle d’anticorps “neutralisants”, ce qui est un signe que le système immunitaire à réussi à vaincre le virus sans développer d’anticorps conférant une immunité durable. Ce résultat est particulièrement fréquent chez les jeunes patients. Par ailleurs, il existe également des rumeurs de réinfection, même si ces dernières n’ont pas été confirmées et qu’il peut finalement s’agir d’erreurs lors des tests. Dès lors, il est actuellement impossible d’affirmer que les tests sérologiques sont en mesure de conclure qu’une personne a développé une immunité durable et ce, même si on est certain qu’elle a été infectée.
La précision des tests fait également l’objet de doutes. Le premier test sérologique officiellement autorisé par la Food and Drug Administration (FDA), l’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments, serait précis à 93,8% pour les résultats positifs et à 96% pour les résultats négatifs. En d’autres termes, cela signifie que sur 100 personnes testées présentant des anticorps, ce qui leur permet de recevoir le passeport immunitaire, six personnes pourraient avoir donner de faux résultats. Par conséquent, elles retourneraient dans la société tout en étant vulnérables à nouveau à une potentielle infection. D’autre part, rien ne garantit que la concentration minimale d’anticorps détectables par le test est la même que celle qui confère l’immunité.
“Ces anticoprs vont-ils suffire à protéger l’individu en cas de réexposition au virus? Nous ne le savons tout simplement pas encore », explique Jonathan Abraham, immunobiologiste à la Harvard Medical School. « Répondre à cette question prendra du temps. Et même avec une connaissance parfaite de la réponse immunitaire face au SRAS-CoV-2, un laisser-passer total devrait également tenir compte de facteurs tels que le fait qu’une personne souffre d’une maladie auto-immune ou qu’elle prend des médicaments immunosuppresseurs. »
Outre les quelques tests officiellement autorisés, la FDA a permis à des dizaines d’entreprises de commercialiser des tests sérologiques sans autorisation. Plusieurs de ces tests ont déjà été mis à l’écart à cause de leur mauvaise qualité.
Vie privée
Gómez a déclaré que sa société laissait ces questions médicales entre les mains des agences gouvernementales locales et des médecins. Ces instances fixent les critères d’un test considéré comme valide, définissent qui est immunisé et établissent la durée de cette certification. L’application permet également aux gouvernements individuels d’accepter ou non les validations d’autres juridictions.
Le CEO de CoronaPass a également indiqué que sa société respectait la vie privée et les lois en vigueur à ce sujet. Bizagi ne conservera pas de données sur les patients autres que le statut immunitaire. Ces informations seront conservées sur une base de données cloud chiffrée, uniquement accessible aux gouvernements et autres entreprises qui utilisent le code QR de l’application. Par ailleurs, les patients peuvent à tout moment supprimer leur profil. Enfin, la société recommande d’utiliser une pièce d’identité pourvue d’une photo en plus de l’application afin de prévenir la fraude.
Inégalité sociale
Mais en fin de compte, le problème le plus épineux avec ce type d’application n’est pas l’immunologie ou la loi, mais bien l’inégalité sociale. Les populations riches ont déjà plus facilement accès aux tests de diagnostic existants.
En sera-t-il de même pour les tests sérologiques et les passeports d’immunité ? Certaines personnes exclues de la société pourront-elles y accéder ? Ces questions ont été abordées dans le New York Times par Kathryn Olivarius, historienne de l’Université de Stanford.
« Les personnes les plus vulnérables de notre société ne peuvent pas être punies deux fois. En premier, à cause de leur situation, et ensuite, à cause de la maladie », a-t-elle déclaré.
« Je m’inquiète sérieusement de la façon dont ces types de programmes pourraient être mis en œuvre de manière équitable et juste et ce, même en supposant qu’un test d’anticorps fiable soit disponible et que l’on en connaisse davantage au sujet de la durée de l’immunité et de son degré de protection », a déclaré Claire Standley, professeure assistante au Center for Global Health Science and Security de l’université de Georgetown.
« Les passeports d’immunité menacent d’accentuer l’inégalité entre les nantis et les démunis, ce qui a déjà intensifié les blocages. Si les tests doivent être achetés, cela pourrait encore exacerber les disparités entre ceux qui peuvent se le permettre (et qui ont été en mesure de travailler à domicile et de maintenir un revenu pendant le confinement) et ceux qui ne le peuvent pas, et qui seraient donc encore davantage empêchés de réintégrer le marché du travail. »